At Eternity’s Gate, retrace les dernières années de vie de Vincent Van Gogh, à partir de son installation à Arles. Mais, ce que nous propose Julian Schnabel, ce n’est pas juste l’histoire de Van Gogh. Ce film raconte le peintre de l’intérieur, on vit avec lui dans une promiscuité assez incroyable, ce qu’il est, ce qu’il voit, ce qu’il ressent. Des couleurs éclatantes à la majestuosité des paysages, le lien de Van Gogh avec la nature est intense et on comprend qu’il puise pleinement de ce monde qui l’entoure pour nourrir l’artiste qui est en lui. On est avec lui dans cette frénésie de peindre, maintenant, tout de suite, comme si ce qui se présentait là, l’instant fugace, était à capturer avant qu’éphémère, il ne s’envole. L’indicible se joue dans ces coups de pinceaux où le visible danse avec l’invisible. On virevolte au grès de l’inspiration du peintre, accompagnée d’une bande originale magnifique qui sublime les plans contemplatifs.
Le pari de la caméra à l’épaule est réussi. On voit à travers le regard de Van Gogh, dans ses yeux embués, dans ce jaune qui domine de plus en plus, on suit ses pas, ses inspirations, ses mouvements de tête, qui cherchent, qui traduisent l’angoisse aussi. Dans cette façon de raconter, on ressent les tourments intérieurs qui s’installent de plus en plus, son appréhension à se voir pris dans un engrenage de pensées oppressantes, de son incompréhension du monde qui l’entoure. Le tragique de son histoire est rendu puissant dans cette manière de le faire vivre au spectateur, en lui laissant l’opportunité d’être dans la tête de Van Gogh.
Enfin et surtout, le film est rempli de dialogues magnifiques, où on ressent l’intime relation qu’entretient le peintre avec son art, ce qui fait sens pour lui dans son travail, ce qui ne le fait jamais dévier de cette façon de peindre, incomprise et difficilement acceptée de son vivant. Ses échanges avec Paul Gauguin sont vifs, tumultueux, témoins de leur opposition dans ce qu’ils engagent à travers leur technique, leurs sujets, leurs recherches.
Pour moi, ce film est une pépite cinématographique, avec une interprétation magnifique qui plus est, qui offre un bel hommage à l’artiste et à l’art de manière générale. Je terminerai avec le début de la critique de Gabriel-Albert Aurier, « Les Isolés, Vincent van Gogh », Mercure de France, t. I, n° 1, janvier 1890, p. 24-29, utilisée dans le film :
« Et voilà que, tout à coup, dès là rentrée dans l’ignoble tohubohu boueux de la rue sale et de la laide vie réelle, éparpillées, chantèrent, malgré moi, ces bribes de vers en ma mémoire :
L’enivrante monotonie
Du métal, du marbre, et de l’eau….
Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé ;
Le liquide enchâssait sa gloire
Dans le rayon cristallisé….
Et des cataractes pesantes
Comme des rideaux de cristal
Se suspendaient, éblouissantes,
À des murailles de métal….
Sous des ciels, tantôt taillés dans l’éblouissement des saphirs ou des
turquoises, tantôt pétris de je ne sais quels soufres infernaux, chauds,
délétères et aveuglants ; sous des ciels pareils à des coulées de métaux
et de cristaux en fusion, où, parfois, s’étalent, irradiés, de torrides disques
solaires ; sous l’incessant et formidable ruissellement de toutes les
lumières possibles ; dans des atmosphères lourdes, flambantes, cuisantes,
qui semblent s’exhaler de fantastiques fournaises où se volatiliseraient des
ors et des diamants et des gemmes singulières — c’est l’étalement inquiétant,
troubleur, d’une étrange nature, à la fois vraiment vraie et quasiment
supranaturelle, d’une nature excessive où tout, êtres et choses, ombres et
lumières, formes et couleurs, se cabre, se dresse en une volonté rageuse de
hurler son essentielle et propre chanson, sur le timbre le plus intense, le
plus farouchement suraigu ; ce sont des arbres, tordus ainsi que des
géants en bataille, proclamant du geste de leurs noueux bras qui menacent et du
tragique envolement de leurs vertes crinières, leur puissance indomptable,
l’orgueil de leur musculature, leur sève chaude comme du sang, leur éternel
défi à l’ouragan, à la foudre, à la nature méchante ; ce sont des cyprès
dressant leurs cauchemardantes silhouettes de flammes, qui seraient
noires ; des montagnes arquant des dos de mammouths ou de
rhinocéros ; des vergers blancs et roses et blonds, comme d’idéaux rêves
de vierges ; des maisons accroupies, se contorsionnant passionnément ainsi
que des êtres qui jouissent, qui souffrent, qui pensent ; des pierres, des
terrains, des broussailles, des gazons, des jardins, des rivières qu’on dirait
sculptés en d’inconnus minéraux, polis, miroitants, irisés, féeriques ; ce
sont de flamboyants paysages qui paraissent l’ébullition de multicolores émaux
dans quelque diabolique creuset d’alchimiste, des frondaisons qu’on dirait de
bronze antique, de cuivre neuf, de verre filé ; des parterres de fleurs
qui sont moins des fleurs que de richissimes joailleries faites de rubis,
d’agates, d’onyx, d’émeraudes, de corindons, de chrysobérils, d’améthistes et
de calcédoines ; c’est l’universelle et folle et aveuglante coruscation
des choses ; c’est la matière, c’est la nature tout entière tordue frénétiquement,
paroxysée, montée aux combles de l’exacerbation ; c’est la forme devenant
le cauchemar, la couleur devenant flammes, laves et pierreries, la lumière se
faisant incendie, la vie, fièvre chaude. ».