Charlotte posa le dernier canapé sur le plat, avant de le ranger au frigo. Alors qu’elle retournait vers la table de sa cuisine, la jeune femme passa devant le miroir accroché à la porte donnant sur le salon. Elle s’arrêta un instant, jaugea son maquillage, et se félicita du résultat. Malgré trois grossesses et la quarantaine avancée, elle se trouvait encore un charme tout à fait respectable. Elle goûta au silence et au calme de la pièce. Elle jeta un coup d’œil distrait à la vieille télévision à tubes cathodiques diffusant le journal régional. Elle s’était montrée réticente à l’idée de cette télé, la jugeant trop abrutissante. Souvent, elle repensait avec nostalgie à la petite radio à batterie qui ne gâchait pas chaque repas par des images accablantes. Mais les enfants avaient insisté et Jean, son cher et tendre époux, avait fini par céder. Le temps où ils se racontaient leur journée, tous attablés, était révolu. Avec les années, le maudit appareil s’était retrouvé allumé en permanence, même si aucun des membres de la famille n’y prêtait plus attention. Et plus personne ne parlait. Sauf la télé.

Elle posa un tas de vaisselle sale dans le lavabo. « Évier » se corrigea-t-elle. L’homme qu’elle avait épousé dix ans plus tôt, professeur agrégé au département des Sciences, à l’université Pierre et Marie Curie de Paris, ne supportait pas l’imprécision verbale. Dans l’esprit de Jean, elle, simple petite infirmière, ne pouvait pas comprendre les subtilités techniques du vocabulaire. Il réussissait à placer tout naturellement des mots tels que polymère ou plantigrade dans la conversation. Soudain, son thorax se comprima. Elle suffoqua. Au comble de l’énervement, la jeune femme inspira un grand coup. L’odeur appétissante de la viande cuite au four vint lui titiller les narines. Un sourire nouveau naquit sur ses lèvres.

Elle acheva de dresser la table. Ce soir ils fêtaient leurs dix ans de mariage en compagnie d’un couple d’amis. Mais son mari n’était pas là. On allait encore lui demander où il se trouvait. Et cela allait encore agacer Charlotte. Parce que depuis qu’elle avait décidé de sortir avec cet homme, puis de se fiancer, et enfin de l’épouser, elle n’existait plus. Jean, Jean, Jean… elle vivait dans son ombre, continuellement. Mais ce soir, par son absence, ce serait elle qui brillerait. Aujourd’hui, elle en avait assez d’être la femme de Jean, l’épouse du professeur. Aujourd’hui, elle allait de nouveau être Charlotte.

Vingt heures. On sonna à la porte. Le tablier encore accroché au cou, la jeune femme alla ouvrir, tout sourire :

-Charles, Liliane, pile à l’heure… je ne sais pas comment vous faites !

Liliane rit puis tendit un bouquet de tulipes jaunes à son amie. Elle était toujours élégante, impeccablement coiffée en toutes circonstances et savait, par une maîtrise totale de l’art du maquillage, mettre en valeur sa beauté. Quant à Charles, il répondit, un air amusé peint sur le visage :

-En fait, on arrive toujours en avance, on reste cachés dans la voiture et on sort en chronométrant le temps qu’il nous reste avant de sonner.

Il se mit à rire à son tour, mais Charlotte soupçonnait un fond de vérité dans cette blague. A l’image de sa femme, Charles était charmant et très classe dans son costume trois pièces, sans cravate, décontracté chic. En comparaison, l’hôtesse se sentit un brin sale et mal fagotée. Charles et Liliane étaient des amis de longue date de Jean. Charlotte avait appris à les apprécier. Les bras chargés de fleurs, elle entraîna ses invités dans la cuisine. Elle sortit un vase et disposa ce joli bouquet. Charles se pencha vers le four et huma le fumet qui s’en échappait.

-Et bien, tu t’es démenée, ça sent rudement bon !

Puis avisant les trois couverts :

-Tu as mis tes enfants à la porte ? Et Jean n’est pas encore rentré du travail ? Pourtant, dix ans ça se fête !

Charlotte prit un air désolé et hocha la tête :

-Clarisse, Sophie et Maxime dorment chez des amis et Jean… Jean vous demande de l’excuser, mais il a eu une réunion imprévue avec ses doctorants. Il risque de finir tard. Je lui mettrai une assiette de côté.

Elle demanda à son tour :

-Et vous, vous avez perdu Aristophane en cours de route ?

-Non, le pauvre, il a fait du cheval d’arçon à l’école aujourd’hui, et il est mal tombé, il s’est foulé la cheville. Nous l’avons donc laissé à notre baby-sitter.

La jeune femme ouvrit des yeux ronds à l’évocation de cet accident peu commun et débita les banalités d’usage. Mais la vie de ce pauvre garçon dans son ensemble ne devait pas être drôle. Ses parents l’avaient affublé d’un prénom impossible ! A vrai dire, elle trouvait ridicule cette course au m’as-tu vu, dans le but de montrer que son enfant était supérieur, d’une autre classe. Ah ça… il devait le sentir qu’il était différent. Charles reprit :

-C’est vraiment dommage que Jean ne soit pas là ce soir, j’avais quelques idées à lui exposer sur notre dernier projet.

Charlotte s’efforçait de garder le sourire.

-Je suis certaine que tu le verras assez vite, je ne m’en fais pas.

-Oui, tu as raison.

D’un coup, Charlotte fronça les sourcils, cherchant l’origine de son malaise. La télé. Agacée de l’avoir oubliée, elle l’éteignit prestement. Il faudrait qu’elle déménage, sûrement à l’étranger. Et vite. Parce qu’on allait se poser des questions.  Mais elle se félicitait de son ingéniosité. Ce soir, enfin, elle se sentait revivre, elle se sentait libre. Il manquait juste un petit quelque chose pour que tout soit parfait. Elle proposa à ses invités de passer à table. Une fois l’apéritif et l’entrée engloutis, elle retira le plat du four, qui embaumait à présent toute la cuisine. Elle servit à chacun une généreuse tranche de rôti, tendre à souhait, bien juteuse, accompagnée d’une belle ratatouille d’été. Liliane s’extasia :

-Mon Dieu Charlotte, tu nous as préparé un festin ! Jean ne sait pas ce qu’il rate !

-Merci Liliane, tu es adorable.

Un nouveau sourire éclaira son visage.

-Bon appétit mes amis.

Et elle enfourna et savoura une première bouchée de viande. La cuisse de Jean était décidément délicieuse.

 

Marie NOUSSE

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