Writober 2025

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Jour 1 : Moustache

“Sous le nez, le pouvoir : ou comment un poil fit loi”

Petite généalogie poilue de la domination masculine

« Les civilisations passent, les empires s’effondrent, les régimes tombent… mais la moustache, elle, reste. »
Attribué à Cicéron, ou à un barbier romain particulièrement bavard.

Prologue

Depuis la nuit des temps, un étrange appendice capillaire s’est installé au carrefour le plus stratégique du visage humain : juste au-dessus de la bouche, gardienne des discours officiels et des baisers protocolaires. Ce territoire minuscule, longtemps négligé par la science, a pourtant abrité l’un des instruments les plus constants de la domination sociale : la moustache.

Car la moustache n’est pas qu’un amas de poils opportunistes. Elle est drapeau, rempart, sceptre, pancarte. Elle déclare, silencieusement mais fièrement :

« Ceci est une bouche d’homme, une bouche sérieuse, une bouche qui commande. »

Les peuples anciens, déjà, savaient reconnaître la moustache comme signe de virilité et d’autorité. Les fresques mésopotamiennes ne représentaient pas les rois avec des sourcils plus fournis — non — mais avec des moustaches aussi symétriques que leurs empires. Les Égyptiens, eux, ont préféré la barbe postiche… preuve que la moustache avait déjà conquis tout le Proche-Orient, laissant la barbe aux seconds rôles.

I. Naissance d’un pouvoir pileux

« Au commencement était le poil. Et le poil s’installa au-dessus des lèvres. Et les hommes virent que cela était bon. »
Genèse capillaire, verset 3:16

1. Préhistoire : quand un poil devient symbole

Tout commence dans une caverne, quelque part entre la dernière glaciation et l’invention du concept de l’esthétisme viril. Un homme, distrait ou pressé par une chasse au mammouth, oublie de se raser une petite bande au-dessus de la lèvre. Lorsqu’il revient au clan, son apparence provoque un frisson sacré.

« Il a… un truc sur le visage. »
« Oui. C’est comme… une ombre… mais autoritaire. »

Rapidement, cette innovation pileuse devient marque de prestige. Les chasseurs moustachus reçoivent plus de respect ; les conteurs moustachus, plus d’écoute ; les chamanes moustachus, plus d’offrandes. La moustache n’est pas choisie : elle s’impose.

Les femmes, pourtant capables elles aussi de produire des poils (merci la biologie), sont immédiatement écartées de cette nouvelle hiérarchie nasale. On décrète que leur visage doit rester lisse comme la surface d’un silex poli. L’inégalité esthétique est née avant même l’agriculture.

2. Antiquité : l’empire au bout des poils

Des millénaires plus tard, la moustache fait son entrée en fanfare dans les fresques, les bustes et les chroniques. Les souverains mésopotamiens la portent comme une armure miniature. Les Grecs y voient un signe de sagesse (Platon n’a jamais été rasé intégralement — question de crédibilité philosophique).

Chez les Romains, la moustache devient enjeu géopolitique. Jules César, imberbe notoire, est souvent représenté rasé… mais ses généraux moustachus inspirent plus de crainte que ses discours. Dans certains récits apocryphes, on raconte qu’il aurait envisagé une moustache postiche pour impressionner les Gaulois — avant de se raviser, par peur de paraître trop “provincial”.

Pendant ce temps, les femmes romaines continuent d’être épilées à la pierre ponce, à la cire ou au jugement social. La moustache féminine n’a pas droit de cité : elle est “impure”, “rurale” ou, pire, “drôle”.

3. Moyen Âge : le poil chevaleresque

Dans les châteaux et les champs de bataille, la moustache devient l’ornement privilégié du chevalier. Elle indique bravoure, foi et aptitude à mourir pour un seigneur moustachu plus important que soi.

Des manuscrits enluminés représentent des duels où les moustaches semblent s’affronter avant les épées. La longueur devient synonyme d’honneur : une moustache courte est celle d’un page ; une moustache en guidon peut commander des armées.

Les femmes, elles, sont priées d’avoir des visages “lumineux”, c’est-à-dire sans une once de poil, au risque d’être suspectées de sorcellerie. Une femme à moustache au Moyen Âge n’est pas vue comme originale : elle est vue comme une menace pour l’ordre cosmique. La moustache masculine protège, la moustache féminine dérange.

II. L’âge d’or moustachu

« Dis-moi ta moustache, je te dirai ta place dans le monde. »
Proverbe victorien d’un inconnu poilu

1. XIXᵉ siècle : l’empire en guidon

Avec les conquêtes coloniales et les révolutions industrielles, la moustache atteint son apogée symbolique. Dans les portraits officiels de l’époque, elle est partout : sur les généraux, les ministres, les explorateurs et les grands industriels.

  • La moustache militaire (guidon, en crocs, en balai-brosse) affirme la discipline et la domination territoriale.
  • La moustache savante (fine, bien dessinée) donne aux scientifiques et aux médecins une aura d’infaillibilité poilue.
  • La moustache patriarcale règne dans les salons bourgeois : elle écoute peu, ordonne beaucoup.

Dans les colonies, elle devient signe de supériorité culturelle : le colon moustachu civilise, tandis que les peuples colonisés sont souvent caricaturés imberbes ou mal poilus — preuve, évidemment, de leur “infériorité”. Le poil au-dessus de la lèvre devient ainsi une frontière idéologique.

2. Début du XXᵉ siècle : moustache et modernité autoritaire

De l’archiduc austro-hongrois au dictateur du siècle, la moustache reste omniprésente. Elle devient même outil de propagande visuelle.

  • Une moustache carrée suffit à imprimer une idéologie sur des millions d’affiches.
  • Une moustache militaire rassure le peuple et intimide l’opposant.
  • Même la moustache de cinéma muet (bonjour Chaplin) devient instrument comique ou politique, selon le contexte.

Les femmes, elles, accèdent timidement à des droits civiques… mais pas au droit de poil facial. Dans les magazines féminins des années 20 à 50, la moustache féminine est traquée comme une menace hygiénique et esthétique. Des publicités alarmistes promettent une vie ruinée par “l’ombre au-dessus des lèvres”.

3. Années 1970 : moustache libérée… pour lui

Avec la libération sexuelle, la moustache adopte un nouveau rôle : icône érotique masculine. Des acteurs porno aux chanteurs disco, elle devient synonyme de virilité cool. Porter une moustache, c’est être sexy sans avoir l’air d’essayer.

Mais attention : cette liberté pileuse ne concerne toujours qu’un seul genre. Alors qu’un homme moustachu est perçu comme “naturellement séduisant”, une femme moustachue est perçue comme un manifeste politique (même lorsqu’elle ne manifeste rien du tout).

III. La moustache dans la modernité liquide

« Jadis symbole d’autorité patriarcale, la moustache a su, comme toute bonne institution oppressive, se réinventer pour survivre à la postmodernité. »
Extrait du traité imaginaire “Moustachologie contemporaine”, vol. 2

1. La moustache hipster : du patriarche au pâtissier barbu

Au tournant des années 2010, alors que les grandes idéologies s’effritent et que les cafés servent désormais du lait d’avoine, la moustache refait surface — littéralement — sur les lèvres des jeunes hommes urbains en quête d’identité.

Dépouillée (en apparence) de sa charge militaire ou coloniale, elle devient accessoire esthétique : cirée, torsadée, géométriquement dessinée. Elle n’impose plus un empire : elle accompagne un latté.

Mais ne nous y trompons pas : sous la moustache hipster, l’ancien pouvoir frémit encore. On ne porte pas une moustache handlebar sans une certaine conscience de son effet symbolique. Elle dit :

« Je suis ironique, mais je sais que tu regardes. »
« Je ne crois pas à l’autorité, mais regarde comme je la coiffe. »

Pendant ce temps, la femme qui ose arborer une moustache naturelle se voit qualifiée de « provocante », « négligée » ou « militante » — jamais simplement esthétique. Le poil masculin a droit au dandysme, le poil féminin à la polémique.

2. Movember : la moustache humanitaire

Chaque mois de novembre, les visages masculins du monde entier s’unissent pour laisser pousser une moustache au nom d’une noble cause : la santé masculine. Le geste est beau. Mais aussi révélateur.

Car là encore, la moustache devient tribune politique, déguisée en pilosité temporaire. Elle est tolérée, applaudie, photographiée. Elle occupe l’espace public — tout en invisibilisant, encore une fois, les corps féminins qui choisissent de ne pas se conformer aux normes glabres.

A-t-on déjà vu une campagne “Fémoustache” en octobre pour célébrer la pilosité féminine naturelle et récolter des fonds pour la santé gynécologique ? Non. Car la moustache féminine, contrairement à sa sœur masculine, n’est pas “chic solidaire” : elle reste perçue comme perturbatrice.

3. L’ère numérique : #MoustacheGoals vs #PoilGate

Sur les réseaux sociaux, la moustache atteint son apothéose virale.

  • Des concours en ligne récompensent la symétrie parfaite d’une moustache bavaroise.
  • Des tutoriels YouTube expliquent comment “dompter son poil supérieur” avec des produits à 39,90 € le pot.
  • Des filtres Instagram permettent d’ajouter ou d’embellir des moustaches, surtout pour les hommes, évidemment.

Pendant ce temps, les femmes moustachues deviennent sujettes aux moqueries, aux débats publics non sollicités, aux commentaires « bienveillants » invitant au laser. Deux hashtags, deux mondes :

  • #MoustacheGoals : admiration, like, culture virale.
  • #PoilGate : indignation, moquerie, contrôle social.

La moustache masculine s’expose. La moustache féminine s’excuse.

IV. Vers une contre-histoire féministe de la moustache

« Quand les femmes auront des moustaches, les moustaches auront une histoire. »
Frida Kahlo, probablement

1. Frida, les femmes à barbe et autres résistantes

Il existe pourtant une généalogie alternative, une lignée discrète mais tenace de femmes moustachues, poilues, barbues, qui ont refusé de s’effacer sous la cire.

Frida Kahlo, avec sa moustache fine et son monosourcil assumé, a peint son visage comme un manifeste politique : je suis entière, et vous devrez regarder.
Dans les cirques du XIXᵉ siècle, les “femmes à barbe” fascinaient et effrayaient : on les exhibait comme monstres alors qu’elles étaient, en réalité, les premières artistes à vivre de leur pilosité publique.

Dans les années récentes, des militantes féministes ont choisi de laisser pousser leurs poils faciaux pour déconstruire les normes genrées : non pas pour singer les hommes, mais pour occuper l’espace avec leur propre corps, sans permission.

2. La moustache comme insigne féministe

Et si la moustache cessait d’être un attribut masculin prêté aux femmes à titre exceptionnel ?
Et si elle devenait, tout simplement, un espace libre, non genré, non hiérarchisé ?

Imaginons :

  • Des concours de moustaches féminines célébrant la créativité pileuse sous toutes ses formes.
  • Des publicités vantant “la fierté de l’ombre au-dessus des lèvres” pour toutes et tous.
  • Des mouvements politiques arborant la moustache comme bannière d’égalité, plutôt que de domination.

3. L’utopie pileuse : égalité sous le nez

Dans cette contre-histoire, la moustache ne domine plus — elle dialogue.
Elle n’est plus le drapeau d’un seul genre, mais le signe joyeux d’une réappropriation collective.

Les rasoirs cessent d’être des instruments de contrôle, les poils cessent d’être des manifestes involontaires. La moustache redevient ce qu’elle n’a jamais vraiment eu le droit d’être : un simple phénomène capillaire, partagé, libre.

Conclusion générale

« Ce n’était qu’un poil. Et pourtant, il a su régner. »

La moustache a traversé les âges comme un petit drapeau viril planté juste au-dessus de la bouche. Elle a intimidé des armées, colonisé des territoires, signé des lois et servi des lattés à moustache cirée. Elle s’est faite sceptre, emblème, filtre social — tout en restant, biologiquement, une simple concentration de kératine opportuniste.

Pendant des siècles, on a demandé aux femmes de taire leurs voix et d’épiler leurs lèvres, tandis que les hommes décoraient les leurs comme on orne des trônes. Le monde a cru qu’un visage glabre était neutre et qu’un visage moustachu était naturellement autoritaire.
Spoiler : il n’en est rien.

Aujourd’hui, alors que la moustache flotte encore entre ironie hipster et vestige patriarcal, une évidence s’impose : il est temps de lui retirer son brevet d’exclusivité masculine. De la faire descendre de son piédestal nasal pour la rendre à tou·te·s — aux femmes, aux hommes, aux personnes non-binaires, à qui bon lui semble.

La moustache n’est pas l’ennemie. Elle est le miroir poilu d’un pouvoir qui s’est longtemps cru invisible. En la réinventant, en la partageant, en la détournant, on peut en faire non plus un insigne de domination, mais un terrain de jeu, d’insolence et de liberté corporelle.

Alors, que chacun·e choisisse librement :

  • La moustache assumée, revendiquée, artistique ou sauvage ;
  • Le visage glabre, rasé, lisse ou rebelle ;
  • Ou, mieux encore, le va-et-vient joyeux entre les deux, sans assignation ni injonction.

Car au fond, la véritable révolution ne se joue pas au-dessus de la lèvre…
… mais dans la liberté de la laisser pousser — ou non — sans que personne ne s’en mêle.

« Un monde égalitaire ne se reconnaîtra pas à la longueur de ses moustaches, mais à l’indifférence joyeuse avec laquelle elles seront portées. »

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